Une histoire simple d’une politique linéaire

 

L’aménagement d’un monolithe en béton de près de 80 mètres de long pour une largeur de 7 mètres, couché sur l’espace public permet d’accueillir diverses populations essentiellement de jeunes générations qui se croisent et se mesurent à travers leur différents codes culturels (vestimentaire, musicaux) et sociaux (démarche, corps et paroles). C’est un nouveau lieu de rendez vous des collégiens avant ou après les cours, une sorte de quai d’attente avant de rentrer chez soi, un lieu de transition en soi.  Ce lieu de pratiques sportives urbaines telles que le skate, le roller et le BMX est aussi un lieu de représentation des uns pour les autres.

L’habitude

Au départ, la volonté politique veut reconstruire un skatepark pour les pratiquants en manque d’un équipement existant tombé peu à peu en désuétude suite au délabrement l’équipement sportif. Le cercle vicieux du délabrement une fois amorcé accélère sa détérioration jusqu’à son inutilité et sa condamnation à être détruit. La collectivité territoriale ne voulant pas répéter les erreurs passées prit l’option d’une construction beaucoup plus durable en terme de solidité en choisissant la construction du nouveau skatepark tout en béton armé (modules fonctionnels et plateformes) au lieu d’un skatepark avec des modules en bois comme précédemment. Le béton est par nature plus solide aux diverses agressions climatiques et humaines. Si en substance le matériau différait, le choix de l’emplacement restait sensiblement le même, à savoir proche du collège de la ville, dans un quartier pavillonnaire reprenant toutes les caractéristiques des tissus suburbains identiques de Lille à Perpignan. Finalement seules les prescriptions architecturales se modifient en fonction des régions. En bordure des lotissements et contre une route départementale, une vaste frange de terre recouverte en quasi-totalité d’un enrobé bitumeux accueille une aire sportive pour les collégiens qui sortent de l’établissement scolaire et  traversent une rue enrochée à ses deux extrémités pour sécuriser le flux piéton important généré par le collège. Quelques platanes alignés le long de cette voie de desserte structurent de par leur alignement et leur hauteur cette étendue sans grande qualité. Des traces de clôture et de murs de soubassement sont encore perceptibles et signalent l’ancien emplacement du skatepark disparu.

La ligne contre le centre

La collectivité a proposée quatre sites d’implantation qui reprenaient semblablement les propriétés spatiales de l’ancien skatepark. Ces choix de site restent ancrés dans un même fonctionnement spatial défini par ses modalités d’attraction (pôle positif) et d’exclusion  (pôle négatif). Ceux qui pratiquent les sports de glisses urbaines limitent leurs usages dans  cette centralité, quand les autres restent en bordure du périmètre. Et ces deux modalités d’usages s’accentuent lorsqu’un dispositif de clôture se rajoute à cet agencement spatial. Un cercle reste toujours défini par une infinité de points définis les uns par rapport aux autres par leur commune distance d’un seul point remarquable, le centre. Cette topologie du centre et du périmètre entraîne un comportement bipolaire d’identification au centre et d’exclusion à la bordure. Les différences s’affichent, se mesurent quand les uns et les autres se distinguent et se distancient. Ce caractère monofonctionnel renforce toujours un peu plus les habitudes passés qui ne renvoient pas à un régime local de comportement mais à un régime général et  inconscient de codes territoriaux. Ceci se retrouve dans ces aménagements urbains relevant de la topologie du centre. Une des mesures pour diminuer cette économie des attractions et des répulsions consiste à multiplier les points de centralité, de doper le territoire investi d’une multitude de points d’attractions différents pour augmenter les différentes populations à coïncider géographiquement sur l’étendue. Coïncider signifie ici qu’aux différentes bordures des centralités réparties dans l’étendue investie, on augmente le potentiel des reconnaissances de codes pour éviter de trop fixer l’identique au centre. Cela demande beaucoup d’investissements, ce qui en l’occurrence ne peut se faire. Donc un seul skatepark reste à créer.
Ne voulant pas retomber dans les mécanismes de délabrement et de désuétude, nous avons proposé une autre topologie fonctionnelle : au lieu de structurer le projet comme un pôle attractif grâce au pouvoir attractif du centre (régime d’un point remarquable), nous pensons et architecturons le lieu comme une interface grâce aux propriétés de la ligne. Cette ligne ne prend plus en compte l’attraction de points, s’affranchit de leurs régimes et sert de lieu de passage, de transit ou d’attente. Cette ligne fonctionnelle s’enrichit de fonctions différentiées : la fonction de monstration, de séduction, de drague, de différenciation est tout aussi active que la fonction d’usage sportive d’un engin à roue. L’usage ne se limite plus à une utilisation corporelle  mais à des fonctionnements de codes sociaux, libidinaux qui creusent les corps, les paroles et les actes. Dans le lieu structuré par cette ligne, les différentes populations se croisent sans exclusion parce qu’il n’y a pas au sein de cette topologie spatiale de propriétés géométriques qui favorise une quelconque centralité. Pas plus de périphéries que de bordures  ne prédéfinissent des comportements corporels et autres codes sociaux. Avec un tel agencement linéaire, les individus se distribuent dans aucune direction privilégiée dans l’espace public en l’absence  de point remarquable comme le centre.

Hybride fonctionnel

Cette frange suburbaine indéfinie devient  à l’occasion de ce dispositif urbain un lieu de connexion, de distribution, de convergence et de passages. Le skatepark se transforme en une interface fonctionnelle grâce à l’étirement de sa géométrie sur toute la rue de desserte. Il assure par ses dimensions et sa géométrie linéaire la possibilité d’exister en tant que lieu commun se différenciant en nature des espaces monofonctionnels et multifonctionnels. Ne plus reconnaître le même mais se tenir à côté de l’autre est le sens de cet évènement urbain. Le skatepark n’est plus attribué à une fonction, il devient l’occurrence d’un évènement. La dénotation « Qu’arrive t-il ?» remplace l’attribution « qu’est ce ? ». Poser cette problématique donne le sens de cette topologie linéaire à l’encontre de celle du point. Le point de ralliement se subsume à la ligne de passage. Le lieu indéfini ne localise plus un équipement identifiable mais une espèce hybride de dispositif spatial démesuré, à l’échelle du lieu. Long de quatre vingt mètres pour une largeur de sept mètres, de hauteurs variables, formé d’une seule matière monochrome, le dispositif devient indiscernable, il échappe à toute forme d’identification usuelle, acte normatif qui accorde le mobile de la prescription fonctionnelle initiale. L’énoncé descriptif «  Qu’est-il donc ? »oscille entre diverses propriétés sans se figer complètement sur une d’entre elles. S’agit-il d’un trottoir complexe, d’un ensemble de bancs hypertrophiés, d’une sculpture? Certainement un peu de tout cela et donc un peu plus que ces quelques choses.

Une histoire simple

Espèce d’hybride fonctionnel élaboré à partir un topologie linéaire, voilà une invention précise, adaptée et occurentielle portée par la question de l’évènement, de « qu’arrive t-il ? ». Le « quoi » plutôt que l’ « être » permet d’aborder la réalité d’une autre manière. En faisant correspondre le sens de l’évènement avec la pragmatique, notre proposition  inédite pour le corps politique, a alimenté une concertation soutenue de la part de toutes les parties concernées (collectivité, habitants riverains, autorités scolaires, associations sportives). Chacun ayant des objectifs ou des obligations particulières, le temps de la réflexion a été un réel confort décisionnel et au final l’adhésion de tous l’a emporté. Tous ont vu le sens de cette proposition  urbaine capable à travers ses potentialités d’interface de catalyser les corps (usages, performances, obligations) et les désirs (monstrations, représentations).  L’intention de cette proposition s’oblige de créer de l’urbain à partir du réel. Il a initié le projet et nous n’avons qu’augmenté la masse critique de ce territoire (ce qui est en gestation, comme un milieu de germination). Une fois la proposition validée,  le choix devient une évidence, quelque chose de simple. Cette histoire peut se répéter à la condition de laisser l’invention se développer à partir du réel qui n’est pas uniquement un ensemble d’usages identifiés mais un agrégat de codes culturels et sociaux urbains capable de résonner ensemble dans de nouvelles plus-values de codes sous l’impulsion de nouveaux agencements urbains eux-mêmes indiscernables. Il faut rechercher le sens de l’évènement, de l’occurrence pour proposer une forme qui se libère des formes discursives où le semblable présuppose que les idées rendent compte du différent sous la gouverne de l’idée générale du même. Cette nouvelle typologie urbaine émerge d’une masse d’expériences de pratiques sportives urbaines rencontrant une volonté politique. De nouvelles conditions de possibilités établissent un nouveau seuil urbain autorisant l’invention d’un hybride contemporain. Cette masse critique ne se dénombre pas, échappe à toute analyse statistique, aucune instance à ce jour a répertorié et centralisé  les nombreuses relations entre une masse culturelle avec les politiques urbaines. L’impossibilité à quantifier cette masse ne détruit pas les affects entretenus entre les différents hétérogènes. Comme toute forme du réel, une stratification des investissements désirants augmente de manière inconsciente les masses sociétales au point de devenir critique en un certain nombre de pointes. Histoire simple et pragmatique du micro-urbanisme.